Quelques jours après la mort, lundi, d’un Noir américain étouffé sous le genou d’un policier blanc, les États-Unis s’embrasent de nouveau, protestant contre les violences policières à caractère raciste. Un phénomène récurrent indissociable de la violence de la société américaine, et davantage médiatisé en période électorale, selon le politologue Didier Combeau.

Depuis, manifestations et émeutes se multiplient à travers tout le pays. Sur les réseaux sociaux, les internautes, des États-Unis et d’ailleurs, réclament « justice pour George », George Floyd, nouveau symbole de la violence policière contre les Noirs américains.

« Ce n’est pas simplement une affaire de racisme », analyse Didier Combeau, politologue, spécialiste des États-Unis. « C’est une affaire de violence, mais aussi de politique ».

En effet selon le chercheur, auteur de ‘Polices américaines’ (Gallimard), cette nouvelle affaire, comme celles qui lui ont précédé, est la résultante de plusieurs symptômes : la violence d’une police à l’image de celle de l’ensemble de la société américaine, sur fond d’un racisme individuel et institutionnel « chevillé aux États-Unis depuis très longtemps », et exacerbé par les échéances électorales à venir.

La question du racisme et celle de la violence « se surinfectent l’une l’autre »

Aux États-Unis, où 1 000 à 1 200 personnes sont tuées chaque année par la police, selon des calculs effectués par la presse américaine après le meurtre de Michael Brown à Ferguson, les Noirs représentent près de 25 % des victimes. « Un quart des personnes tuées par la police sont afro-américaines, alors que la proportion d’Afro-Américains dans la population américaine est plutôt de 13 % », note Didier Combeau. Des chiffres éloquents, renforcés par une étude publiée en 2019 à partir de données collectées par le consortium de journalistes Fatal Encounters, et ceux du National Vital Statistics System. Selon cette étude, les Noirs ont 2,5 fois plus de risques que les Blancs d’être tués par la police aux États-Unis, les chercheurs estimant qu’un Afro-Américain sur mille mourra alors qu’il est aux mains de la police.

Si Didier Combeau souligne la prégnance de la question interraciale, elle est selon lui largement renforcée par celle de la violence. Ces deux problématiques « se surinfectant l’une l’autre ».

Selon le chercheur, cette violence est avant tout intrinsèquement liée à la libre circulation des armes à feu qui implique que « chaque fois qu’un policier fait une intervention, il risque de se trouver face à une arme ». Une préoccupation constante pour la police, affirme Didier Combeau, qui ajoute que le temps passé à l’entraînement au tir dans la formation des policiers américains est bien plus importante que le temps accordé à la formation à la psychologie ou à la résolution de conflits.

Ce risque de se trouver constamment face à une population potentiellement armée, a d’ailleurs mené à de nombreuses bavures policières : en 2016, Keith Lamont Scott a été tué par balle alors qu’il refusait, d’après la police, de lâcher son arme de poing, laquelle se révélait être, selon la famille de la victime, un livre qu’il tenait à la main en attendant pacifiquement son fils à l’arrêt de bus. Abattu par la police en 2012 à Cleveland, Tamir Rice, 12 ans, jouait quant à lui avec un pistolet factice ; pour ce qui est de Stephon Clarke, il a été tué par la police de Sacramento en 2018, son téléphone ayant été confondu avec une arme à feu.

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Des erreurs d’appréciation qui, d’ailleurs, permettent souvent aux policiers d’être relaxés par la justice, grâce à l’invocation de la légitime défense. Les quatre policiers impliqués dans l’arrestation de George Floyd ont été limogés mardi, mais laissés en liberté, alors qu’une enquête a été ouverte. Comme en témoignent les précédentes affaires de violences policières à l’égard d’Afro-Américains, les policiers ayant commis de tels faits ont souvent bénéficié d’un abandon des poursuites.

Dans le cas de l’affaire George Floyd, mort lundi, étouffé sous le genou d’un officier de police, les faits sont plus troublants, constate Didier Combeau. « Par rapport aux bavures bien plus fréquentes par arme à feu, il ne s’agit pas d’une réaction impulsive face à une menace », poursuit-il. « Il sera peut-être plus difficile, dans ce cas, de plaider la légitime défense ».

« Je veux que ces policiers soient inculpés pour meurtre, car c’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont commis un meurtre contre mon frère », a affirmé Bridgett Floyd, la sœur de la victime, sur NBC.

Le chercheur note là des similitudes avec l’histoire d’Eric Garner, mort en 2014 à New York après qu’un agent de police l’a contraint à se coucher en utilisant une technique d’étranglement interdite par la police de New York depuis 1993. Après avoir répété à plusieurs reprises qu’il ne pouvait plus respirer, l’homme âgé de 43 ans avait perdu connaissance avant d’être conduit à l’hôpital où il a été déclaré mort. L’affaire avait déclenché le mouvement #BlackLivesMatter (« La vie des Noir compte »), dénonçant les violences policières contre les Noirs. Après plusieurs non-lieu, ce n’est qu’en août 2019, cinq ans après les faits, que le policier en cause a été limogé.

Le sujet était devenu très sensible pour le maire démocrate de New York, Bill de Blasio. Initialement candidat à la primaire démocrate pour la présidentielle 2020, il se positionnait comme un grand défenseur des minorités, citant son bilan en matière de criminalité à New York parmi ses points forts.

Exploitation politique

« Il y a une réalité qui est que les Afro-Américains sont, en proportion, davantage tués par la police que les Blancs et que les Hispaniques, mais il y a aussi l’exploitation politique qui en est faite », explique Didier Combeau. Alors que le pays se prépare à la prochaine élection présidentielle, prévue pour novembre 2020, « il faut que chacun avance ses pions », ajoute-t-il, évoquant le lien entre la médiatisation des affaires de violences policières et le calendrier politique.

Le politologue prend notamment l’exemple des émeutes d’avril 2015 à Baltimore, au cours du deuxième mandat de Barack Obama, et à quelques mois de l’élection présidentielle de 2016. « Au moment de cette élection, on parlait beaucoup des violences policières, mais une fois Donald Trump élu, et bien que les violences policières n’aient pas cessé, cela n’a plus beaucoup fait la une de la presse », poursuit-il, ajoutant que les médias se sont, à ce moment-là, davantage emparés du phénomène #MeToo, lequel a notamment conduit à éclipser un temps la question des violences racistes, et le mouvement #BlackLivesMatter.

Avec la mort d’Ahmaud Arbery, un joggeur noir de 25 ans, abattu en février 2020 par un ancien policier et son fils, ces deux affaires de violences racistes arrivent à la une de la presse américaine, « mais ce ne sont pas des affaires isolées, il y en a tout le temps aux États-Unis », ajoute Didier Combeau, effectuant un parallèle avec les fusillades de masse.

« Pourquoi certaines vont davantage intéresser la presse nationale et créer des manifestations ? », questionne le spécialiste des États-Unis. « Parce qu’il y a des organisations derrière, qui vont les mettre en avant et organiser des manifestations ». Aussi, le politologue estime-t-il qu’il n’y a pas réellement d’augmentation des violences policières à court terme. « Il y a surtout une exacerbation de ces violences, poussée par des gens qui veulent l’exploiter au niveau politique, du fait de l’arrivée des élections en novembre 2020. La réalité sociale, elle, est relativement constante ».

Une réalité sociale empreinte de racisme individuel, mais aussi d’un racisme institutionnel, qui, tel que l’ont conceptualisé Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, en 1967, continuerait de structurer l’ordre social américain, malgré les lois proclamant l’égalité. « Les Afro-Américains, malgré la fin de l’esclavage, les droits civiques et « l’Affirmative action » (discrimination positive), sont beaucoup plus pauvres que la majorité de la population, beaucoup moins formés… », énumère Didier Combeau, dressant le portrait d’une minorité davantage frappée par les effets conjoints de la misère, de la délinquance et de « la politique ‘zéro-tolérance’ de la justice » conduisant une proportion conséquente de jeunes Afro-Américains en prison pour des délits mineurs.

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Un effet Trump ?

Récemment, des études publiées par le Pew Research Center ou le Southern Poverty Law Center ont monté qu’une large majorité d’Américains considèrent que les relations raciales ont empiré depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. En effet, pour les deux tiers des personnes interrogées, il serait même plus facile depuis de tenir des propos racistes aux États-Unis.

« Les idées les plus extrêmes ont droit de cité », affirme Didier Combeau, qui ajoute que « la retenue est de moins en moins grande, en particulier à droite, en particulier le racisme« . Selon le politologue, qui publie bientôt un nouvel ouvrage intitulé ‘Être américain aujourd’hui’ (Gallimard), « il y a un effet Trump dans les deux sens. Trump, s’il a été élu, c’est parce qu’il y a moins de réticence vis-à-vis de ce type d’attitude, et le fait qu’il ait été élu accentue cet effet ».

Est-ce que les États-Unis sont plus racistes qu’auparavant ? Le politologue ne le pense pas, « mais ceux qui sont racistes s’expriment plus facilement », souligne-t-il. De manière générale, « on se rend compte que l’Amérique a du mal à faire société », poursuit le spécialiste des États-Unis. Le sujet des violences policières « est un sujet extrêmement complexe », concède-t-il, insistant sur les différentes problématiques en présence, imbriquées les unes dans les autres, « c’est pour ça qu’il n’arrive pas à être résolu ».

Révélé davantage par la crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus, le clivage dans la société américaine ne fait qu’empirer. Aussi, quel qu’en soit le résultat, l’élection présidentielle à venir pourrait laisser l’Amérique plus divisée encore qu’elle ne l’est déjà.

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